« Un chemin dans le champ miné de notre passé »
Entretien avec Steven Cohen
Entretien avec Steven Cohen
Dans quel état d’esprit abordez-vous ces représentations de Put your heart under your feet…and walk !, qui a été créé en 2017 suite au décès de votre compagnon ?
J’ai fait attention en programmant et en jouant la pièce. En moyenne, je l’ai interprétée une fois par mois ces deux dernières années, comme un cycle lunaire. Les rites de passage nécessitent de l’ordre, comme les motifs de la nature. Il y a quelque chose cependant, dans l’expérience qui consiste à réaliser cette œuvre, qui la rend de plus en plus difficile à poursuivre, quelque chose qui y est inscrit comme un mécanisme de résistance dans une machine de musculation. Cela me rend plus fort, je peux seulement la supporter par la répétition de séries définies, mais pas trop nombreuses.
Comment cette œuvre a-t-elle pris forme ?
Quand Elu est tombé mortellement malade, son état s’est ensuite beaucoup amélioré avant qu’il ne meure. Je ne parvenais pas à comprendre le caractère tortueux de cette trajectoire violente. Mais j’ai fini par comprendre qu’Elu avait besoin de rassembler de l’énergie pour mourir. Dans un état de choc et de douleur, et sur un mode parallèle à celui d’Elu, j’ai rassemblé de l’énergie pour vivre. Je ne sais faire ça que par l’art, j’ai donc fait cette œuvre. Le sujet a tiré sa forme physique de la vie que nous partagions avec Elu, comme un feu prend la forme de ce à quoi il s’accroche et consume. Pour moi, s’il s’agit d’une pièce chorégraphique, son sujet est la marche, en hauteur et en équilibre précaire, cherchant un chemin dans le champ miné de notre passé, la marche avec un poids insupportable, perdu dans une confusion étourdissante de sons, et la marche la plus dure de toutes, en fin de compte véritablement seul, inatteignable et inconsolable. Je sais que mon expérience n’est pas unique, cela m’aide à penser qu’il est justifié que je la partage.
Le deuil au cœur de la pièce évoque Golgotha, créée il y a dix ans en 2009. Est-ce que Put your heart… résonne avec cette œuvre en particulier ?
Cette pièce est étroitement liée à Golgotha, performance dans laquelle je marche sur des chaussures faites de véritables crânes humains, pour faire le deuil du suicide de mon frère Mark. Sauf que là, les deux crânes sont les nôtres, celui, en cendres, d’Elu, et le mien, apparemment intact mais intérieurement brisé. Dans les deux pièces, la perte avance finalement pieds nus. Quand j’ai réalisé Golgotha, j’avais le cœur d’Elu pour reposer le mien, sa force pour compenser ma faiblesse et son amour pour apaiser en partie ma douleur. En réalisant et en interprétant Put your heart…, je suis seul, inexorablement lointain, et à cause de cela, tout en étant toujours moi-même, je suis si loin de moi que je suis en vous.
Vous vous êtes rendu dans un abattoir pour faire une performance et un film. Pourquoi avez-vous choisi ce lieu et comment la performance a-t-elle été réalisée ?
Quand la maladie d’Elu s’est manifestée, il a eu une hémorragie soudaine et a perdu 90% de son sang dans la baignoire de notre maison. En réalisant ce travail, j’ai ressenti le besoin de me baigner dans le sang comme un rite de purification. Je me suis donc infiltré dans un abattoir. Ce qui paraît indécent est toujours tellement dangereux socialement. Les gens semblent croire que la vidéo dans l’abattoir est une injonction à ne pas manger de viande, mais ce geste ne relève d’aucun moralisme dénonciateur. Il s’agit de rendre visible ce qui est derrière les choix que nous faisons. L’abattoir parle de la vie, et du droit que les gens s’octroient de la nier. Quant à l’utilisation de l’abattoir comme un lieu pour l’art, je ne peux imaginer ou respecter la réticence qu’ont les gens à l’accepter. Comme c’est toujours le cas dans mon travail, les horreurs dont je parle, et que je montre, sont réelles. Elles ne sont pas imaginaires et construites par moi, comme métaphore de mon expression artistique. J’utilise ma présence dans ce lieu pour accomplir mon art et, au passage, vous avez l’occasion de voir le carnage que vous créez.
Comment considérez-vous la place et le rôle du public dans votre travail et dans Put your heart… en particulier ?
Je ne peux pas parler à la place du public et d’où, pourquoi ou comment ils s’insèrent dans ce travail. Chaque spectateur doit en décider individuellement et je respecte cela. Mais les thèmes du spectacle, l’amour, la perte et le fait de nous survivre à nous-mêmes dans ces circonstances, sont universels, je pense donc qu’il y a une place dans l’œuvre pour tout un chacun. La chose importante à propos des spectateurs – Dieu leur vienne en aide – c’est qu’ils font quelque chose de potentiellement dangereux, ils choisissent de faire quelque chose de très sacré, d’aller voir l’art de quelqu’un. Ils ne devraient pas se sentir libres d’entrer dans le théâtre avec insouciance. On n’a pas la liberté d’entrer au théâtre comme on va au cinéma, entrer au théâtre, c’est comme entrer dans la mer.
Le spectacle a été présenté en Afrique du Sud et en France. En quoi est-ce différent de les présenter dans ces deux contextes ?
C’était vraiment fort de le présenter en Afrique du Sud parce que tout le monde connaissait Elu et notre histoire. C’est Elu qui à l’origine avait été invité en France par Régine Chopinot, mais il ne voulait pas venir sans moi, je l’ai donc accompagné… C’était un peu « un acheté, le deuxième gratuit ». Elu m’a introduit à la scène – avant cela, je n’avais réalisé que des performances et des interventions artistiques, sans y être invité, dans des lieux publics ou des galeries. Elu a toujours eu un grand respect pour la France, et j’ai toujours eu un grand respect pour le Centre Pompidou. Il semblait donc approprié que nous y soyons invités pour la première fois au Festival d’Automne à Paris pour I wouldn’t Be Seen Dead in That!, signé par nous deux. J’ai vu des changements massifs en France, depuis vingt ans que je suis là, à quel point les conditions sont plus précaires et à quel point les gens sont devenus conservateurs. Le mécontentement a cru de manière exponentielle, pas seulement dans la manière dont les gens sont malheureux, mais aussi dans la manière dont ils ont peur.
Chorégraphie, scénographie, costumes et interprétation ; Steven Cohen
Lumières : Yvan Labasse
Vidéos : Richard Muller & SHU
Régie Vidéo : Baptiste Evrard
Regard extérieur : Catherine Cossa
Management : Samuel Mateu
Production : Cie Steven Cohen
Coproduction : humain Trop humain – Centre Dramatique National (Montpellier) / Montpellier Danse / Dance Umbrella (Johannesburg) / avec l’aide à la création de la DRAC Nouvelle-Aquitaine
Spectacle créé le 24 juin 2017 au Centre Dramatique National de Montpellier dans le cadre du festival Montpellier Danse.
COMPAGNIE STEVEN COHEN
24 rue Succursale | 33000 Bordeaux | France
Samuel Mateu
Administrateur de production | +33(0)6.27.72.32.88
production[@]steven-cohen.com
[ENTRETIEN] à propos de Put your heart under your feet… and walk ! TNWB, janvier 2023
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[ENTRETIEN] Vidéo immersive dans les coulisses de Put your heart under your feet… and walk !
[PRESSE] Le Monde, 18 septembre 2019, par Rosita Boisseau.
[VIDÉO] Put your heart under your feet… and walk ! (teaser)
[PRESSE] Libération, 26 juin 2017, par Ève Beauvallet