D’une mort tutoyant la vie
Life is shot, art is long, par Gérard Mayen, 2010
Life is shot, art is long, par Gérard Mayen, 2010
Des verroteries et des dorures. Des frises et des torsades. Des motifs ailés, ou floraux. Le très catholique âge baroque déchaîna ses éclats de fascination, dans un mouvement exalté de dépassement spirituel des puissances de mort. Il les accumula avec faste, incrustés à même les matières immobiles des sculptures et retables de ses sanctuaires.
Lorsque, au début du XXIe siècle, Steven Cohen emprunte à cette esthétique, il le fait en façonnant de ses propres mains un corset d’apparat. Il l’expose, figé, à un scintillement de lumières. Il s’en affuble aussi. Il l’incorpore alors. Rendu à une proximité physique du mouvement humain, cet élément de costume se charge de connotations ambigües dans le régime des genres. Rendu à une vibration vivante, cet atour se nimbe d’une étrangeté tremblée, d’une fragilité mirifique, quand il avait été historiquement érigé dans une fixité sculpturale et ostentatoire. A cet instant, au début de Golgotha, le corps de l’artiste a fait son œuvre ; fait directement œuvre.
Cela en opérant au cœur du régime des signes, par emprunt, déplacement, réinvention. Corps de l’art-performance. Plus précisément Golgotha se développe à la façon d’un rituel. A travers celui-ci, l’artiste tend à refuser l’exclusion de la mort à l’extérieur de la vie publique contemporaine ; tend à ramener la mort dans notre contexte de vie. Si alors elle nous inquiète, nous transcende, nous prend ou nous surprend, puisse-t-elle aiguiser nos regards critiques, sur les transactions suspectes qu’elle suggère avec le régime général des valeurs mortifères de la marchandise.
Le rituel de Golgotha honore un être très cher à l’artiste, très proche, un frère disparu en ayant, de lui-même, mis fin à ses jours. « Jamais ma propre performance ne pourra être aussi parfaite que ne l’aura été ce suicide ; une auto-condamnation à mort ». Ce n’est pas un hasard si cette pièce a connu, plusieurs années durant, un processus de création d’une très grande difficulté, accumulant les obstacles techniques, réglementaires, physiques. La tension y aura atteint des points limites, entre les implications de l’engagement physique scénique propre à l’art-performance, et le soubassement autofictionnel, puisé dans des éléments directement autobiographiques, qui soustend l’art de Steven Cohen.
En 2001, son intervention Chandelier – comme précédemment Crawling … Flying (1999) ou plus tard le film Maid in South Africa (2005) – articulait sur un contexte clairement sud-africain son entreprise de mise en cause de toute fixité des constructions identitaires. Steven Cohen y avait entrepris de se présenter dans un bidonville de Johannesburg – justement ce jour-là en cours de destruction, ce qui n’était nullement prévu. Déambulant quasi nu au somment de talons aiguilles, au contact de cette population en plein désarroi, il exposait son corps de Blanc, harnaché d’une structure de suspensions et verroteries.
Il était ainsi transformé en un modèle géant de ces lustres d’appartement qui signalent l’adhésion de leurs occupants – qu’ils soient Noirs aussi bien que Blancs – aux codes les plus conventionnels d’une esthétique kitsch de la réussite sociale. Un film désormais fameux rend compte de cette performance unique. Il atteste de la puissance d’un art agissant à la façon d’un speculum pour exacerber à vif les contradictions sudafricaines en particulier ; et les représentations identitaires contemporaines et interculturelles plus généralement.
Depuis plusieurs années à présent, Steven Cohen développe son travail le plus souvent depuis la France. Toutefois, il a choisi d’y entretenir une très grande indépendance, et de rester à l’écart, pour l’essentiel, des dispositifs d’intégration et de contrôle institutionnel de la création artistique, particulièrement resserrés dans ce pays. Il s’y trouve plutôt en position d’artiste offshore, sans attaches, et dès lors apte à opérer de fulgurantes connexions selon des lignes de partage ou de fuite qui se jouent de toute assignation territoriale. En développant cette stratégie, Steven Cohen serait-il en train d’inventer, depuis sa position de Blanc sud-africain de l’après-apartheid, une formulation postmoderne de l’antique figure du juif errant, comme opérateur de la mondialité ?
Sans jamais renoncer à une once du marquage gay de ses performances, il investit les termes de la composante juive de sa personnalité avec une insistance qui perturbe les schémas de distanciation commémorative qui caractérise l’entretien de la mémoire de la Shoah dans les sociétés européennes qui y ont directement pris part. En 2004, à Lyon (France), la performance Dancing inside out, produite dans la cour du Musée de la Résistance et de la déportation de cette ville, conduisait Steven Cohen au poste de police, à la demande même de la conservatrice de ce musée. Transportée sur scène, l’évocation de cette action amenait l’artiste à retourner contre sa chair, aux limites de la torture, les outils audiovisuels – une caméra – qui opèrent la saisie, le traitement et la mise à distance du réel dans le régime généralisé tout-puissant de l’image.
La dimension juive œuvre, de façon beaucoup plus discrète, à l’origine du projet de Golgotha, comme dans sa traduction effective sur le plateau. On y entend la prière du Kaddish, au moment où Steven Cohen détourne avec des connotations sadomasochistes l’usage d’une machine Pilates (fort prisée des artistes chorégraphiques qu’il a côtoyés en France, cette machine vise une perfection dans le profilage des coordinations dynamiques du corps).
De sourdes logiques d’autopunition et de châtiment sont à la source des régimes religieux, éducatifs, familiaux constitutifs des identités. Pour s’être suicidé, pour avoir défié par cet acte un interdit communautaire majeur, le frère de Steven Cohen fut privé d’obsèques véritables. L’artiste les invente à présent en leur conférant l’éternité d’un concept. Mais à ses pieds, il chemine, jusqu’au point limite de ne plus pouvoir avancer dans le registre de la marche humaine, sur des skulletoes, combinaison de crânes humains et de talons aiguilles, façonnés de ses propres mains.
Il chemine jusqu’à New York, jusqu’au cœur des sanctuaires mondiaux de la marchandise. Ces crânes même, c’est dans un commerce qu’il a pu se les procurer. Quand il construit la fragilité de sa démarche au-dessus de ces skulletoes, l’artiste rappelle qu’il fait œuvre de groupe, dont sont partie prenante l’esprit de son frère, et les crânes de deux humains dissous dans la circulation de la marchandise ; alors à travers eux la main de Dieu, d’une certaine manière.
Gérard Mayen
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