Steven Cohen, requiem en talons hauts
Libération, 26 juin 2017, par Ève Beauvallet
Libération, 26 juin 2017, par Ève Beauvallet
À Montpellier, le performeur sud-africain s’est livré à une bouleversante cérémonie funéraire en mémoire de son compagnon danseur, décédé après vingt ans de vie commune. Un geste cathartique doublé d’une courageuse profession de foi.
En équilibre précaire, les pieds vissés sur des talons aiguilles d’une hauteur aberrante, Steven Cohen est juché au-dessus du monde. Le monde, cette terre en putréfaction où sédimentent nos morts, depuis des milliers d’années. Sur quoi marchons-nous, au juste ? Quelle est cette matière qu’on écrase de nos talons ? Sur le plancher des théâtres, Pina Bausch avait fait déraper ses danseurs sur des milliers d’œillets roses dans Nelken, les avaient fait s’épuiser sur un sol de tourbe dans le Sacre du Printemps, ou jouer dans des hectolitres d’eau comme sur de l’herbe tendre, de la vraie. A quelques années d’écart, dans le fondamental Description d’un combat, Maguy Marin épluchait de son côté le plateau de scène comme on pèle un oignon : sur les vers de l’Iliade, les tissus bleus amoncelés au sol laissaient place aux tissus or qui eux-mêmes découvraient des tissus rouges. L’héroïsme, puis le bain de sang. Sur quel sol est-il encore possible d’avancer, dans la vie, comme au théâtre ? Quand tout est déjà recouvert ? Quand il faut enjamber les cadavres ? Steven Cohen a toujours semblé transporter toute la solitude du monde, toute la stupéfaction des hommes, sous ses pieds. D’année en année, il s’est inventé des centaines de chaussures originales. Des falaises d’une hauteur vertigineuse sur lesquelles il sillonnait le sol défoncé des townships de Soweto (film Chandelier), quasi nu sous son lustre en cristal porté en tutu pour une performance filmée en 2002. Des sculptures anthropomorphes et superlatives avec lesquelles il broyait au sol des faïences de Vallauris dans un bruits de craquements d’os pour Golgotha (2009) sur le suicide de son frère. Des chaussures parfois en forme de vanités, comme si Alexander McQueen avait designé des crânes humains. Ou en forme de petits cercueils, aujourd’hui qu’«Elu» a disparu.
Douleur inexorable
Ce week-end, sur la scène du Théâtre de Grammont, alors que le festival Montpellier Danse battait son plein sous la canicule, Steven Cohen s’est avancé dans l’obscurité, juché sur deux sarcophages et soutenu par d’immenses béquilles. Il tenait à partager avec nous un doute, ou du moins l’éprouver : savoir s’il sera encore possible d’avancer. Lui, ce monstre magnificent, maquillé dans une outrance baroque qu’aucun cabaret queer n’a jamais osé inventer, cette pure créature artificielle vient d’être rattrapée par la réalité. Son «âme sœur», l’homme avec qui il partageait son travail et sa vie depuis vingt ans, Elu, son amour, est décédé. Elu était un grand danseur, il vivait pour le ballet et fut maltraité pour avoir choisi son métier. «Elu est né des entrailles vénéneuses du patriarcat dans une Afrique du Sud raciste et homophobe, pendant les heures de gloire de l’aparteid», écrit Steven Cohen. Sur le plateau de scène de Put Your Heart Under Your Feet… and Walk sont disposées ses dépouilles, des dizaines de pointes et de chaussons de danse, hybridées ici avec des plumes d’oiseaux ou là avec des pieds de biches pour former un svastika. Gracile et silencieux sur ses béquilles, Cohen enjambe les vestiges pour s’avancer vers nous.
Pour certains, il ressemble à cet exhibitionniste de la place du Trocadéro à Paris (XVIe), condamné en 2013 pour avoir déambulé le sexe enrubanné, tenu en laisse par un coq (film coq/cock). Pour d’autres, il semble tout droit sorti de cette fresque de Masaccio, Adam et Eve chassés de l’Eden. La douleur inexorable, la solitude à deux. On aurait pu écrire que ce spectacle est dédié à Elu. Sauf que Put Your Heart… n’en est pas exactement un. Ecoutons Steven Cohen nous l’expliquer, alors que s’achève la cérémonie : «Nous sommes au théâtre mais ce que vous voyez devant vous est réel. Je ne joue pas.» Ce n’est pas le genre de show à l’issu duquel on applaudit, ni après lequel il est évident d’enchaîner sur une soirée. Quelques-uns des spectateurs du festival ont, comme nous, annulé leur billet pour le spectacle suivant – un vrai spectacle cette fois : du flamenco, paraît-il très beau, dans la grande salle du Corum.
Crocs de bouchers
Put Your Heart… est un rite funéraire pour lequel Steven Cohen a tenu à peser le poids exact d’Elu à sa mort – 52,6 kg -, une cérémonie inouïe au cours de laquelle l’amant qui reste ingère les cendres de son compagnon défunt, afin de l’enterrer en lui – « Je suis ta tombe ». Pour préparer le rituel, il s’est infiltré illégalement dans un abattoir et s’y filme, entre crocs de bouchers et décapitation mécanique, en robe blanche maculée du sang des bœufs giclant par litres des carotides. Elu a été retrouvé en sang dans sa baignoire, à la suite d’une hémorragie. Steven, l’échassier à paillettes, marche sur les lambeaux, se suspend aux chaînes, s’enduit des fluides qui rutilent, zoome sur la graisse fumante, le sang noir et les chairs à vif. Le film projeté est à son image : indissociablement sublime et insoutenable, entre sanglots et haut-le-cœur. Sous ses pieds, des milliers de strates géologiques. Sous la pièce, des dizaines d’années d’histoire de la performance et du body art : du mouvement Gutai, qui pénétrait dans la matière, à Gina Pane, qui s’écorchait vive.
Lorsque Steven Cohen a annoncé à sa mère adoptive de 96 ans qu’Elu était mort, quand il lui a demandé comment il pouvait bien continuer sa vie sans lui, elle lui a répondu : «Mets ton cœur sous tes pieds et marche.» Il s’est gravé la phrase sous la voûte plantaire et a tenté de ne pas mourir de chagrin, pour voir qui de l’art ou du réel finirait par gagner. Impossible de dire s’il a trouvé la réponse : «C’est la première fois que l’on voit Steven, sur scène, commencer à enlever les décorations de son visage, tout ce en quoi il croit», glisse le chorégraphe Christian Rizzo, croisé à la sortie. Put Your Heart Under Your Feet est un rite mortuaire autant qu’une épreuve de foi en l’expérience esthétique, en sa vertu thérapeutique et transubstancielle. Une sorte de supplique adressée à la scène – un espace qui, à Grammont ce week-end, a rarement semblé aussi fondamental.
Ève Beauvallet
Chorégraphie, scénographie, costumes et interprétation ; Steven Cohen
Lumières : Yvan Labasse
Vidéos : Richard Muller & SHU
Régie Vidéo : Baptiste Evrard
Regard extérieur : Catherine Cossa
Management : Samuel Mateu
Production : Cie Steven Cohen
Coproduction : humain Trop humain – Centre Dramatique National (Montpellier) / Montpellier Danse / Dance Umbrella (Johannesburg) / avec l’aide à la création de la DRAC Nouvelle-Aquitaine
Spectacle créé le 24 juin 2017 au Centre Dramatique National de Montpellier dans le cadre du festival Montpellier Danse.
COMPAGNIE STEVEN COHEN
24 rue Succursale | 33000 Bordeaux | France
Samuel Mateu
Administrateur de production | +33(0)6.27.72.32.88
production[@]steven-cohen.com
[INTERVIEW] about Put your heart, january, 2023, Théâtre National Wallonie Bruxelles
[AGENDA] In Brussels on January 23: Boudoir, Put your heart under your feet… and walk! as well as the “Body Scenography” Workshop.
[INTERVIEW] Immersive behind-the-scenes video of Put your heart under your feet … and walk!
[PRESSE] Le Monde, 18 septembre 2019, par Rosita Boisseau.
[INTERVIEW] Interview between Steven Cohen & Barbara Turquier.
[VIDEO] Put your heart under your feet… and walk ! (teaser)