Steven Cohen ou le théâtre fabuleux d’un mage
Le Temps, 11 novembre 2022, par Alexandre Demidoff
Le Temps, 11 novembre 2022, par Alexandre Demidoff
Avec Boudoir, l’artiste sud-africain invite à une traversée personnelle des tragédies du XXe siècle et signe un spectacle aussi bouleversant qu’étrange, à l’affiche de Vidy (Lausanne) jusqu’au 16 novembre.
Son boudoir est votre songe. Steven Cohen est unique, mélangé et indémêlable, c’est-à-dire irréductible. C’est sa beauté, sa noblesse. L’artiste sud-africain, juif et queer, comme il se définit, vous reçoit dans ce qui s’apparente à un cabinet de curiosités. Au Théâtre de Vidy, vous vous sentez distingué par cet hôte énigmatique, caressé que vous êtes ici par une girafe, charmé là par une coiffeuse où règnent deux chandeliers, surpris là encore par un portrait d’Adolf Hitler, réjoui par un lustre de bal, égayé par ces mille et un vestiges qui sont les mille et une nuits d’un promeneur solitaire. Sa promenade zigzague dans le XXe siècle de ses douleurs pour embrasser, sans une ombre d’amertume, le XXIe siècle.
Le passage du poète. C’est le sujet de Boudoir, ce spectacle d’une heure à peine qui allie cinéma, performance et commerce avec les âmes errantes. Mais rembobinons la pellicule. Tout commence à la salle René Gonzalez, cette scène sur pilotis qui drague les arbres. On y découvre Steven Cohen à l’ecran dans le film qu’il a tourné en Afrique du Sud et en France où il vit. Il a l’air de Gandhi, crâne et buste glabres, une allure aussi de mage extraterrestre, coiffé qu’il est d’antennes hélicoïdales, la coquetterie d’une Alice au pays des merveilles dégrisée avec ses papillons nains qui somnolent sur ses pommettes. Il se faufile entre des animaux taxidermisés, un zèbre, un lion, une jungle en somme qui évoque les safaris indécents de la bourgeoisie blanche au temps de l’apartheid.
La communion du poète
Qui est cet être-là ? Un passant, un passeur.
Un voyant, un éclaireur. Il se faufile entre les mailles de ses histoires. Il est au cimetière juif de Westpark à Johannesburg et il se couche sur la tombe de sa mère, Ann Cohen.
Il gît là, nu comme au premier jour, et c’est une communion. Tout sera communion dans ce voyage. Tout sera salutation aux humiliés d’une barbarie faite système.
Suivez ses gros sabots, ce sont ceux d’un centaure, qui sait. Il stationne à présent dans une friche, adossé à un muret, sous un ciel mordant. Sa bouche rehaussée à l’encre est une cascade: remonte le sang de ces hommes et femmes de couleur anéantis par l’apartheid. C’est une hypothèse. Steven Cohen raconte n’avoir jamais compris comment ses grands-parents fuyant l’Europe et les persecutions dont ils étaient victimes avaient pu adhérer à la ségrégation. On se croit humain et on ne l’est plus. Quelque chose s’est perdu à notre insu. On jurerait que cette sclérose est l’obsession de Steven Cohen, que sa façon de se métamorphoser, comme on échappe aux assignations, vise à éprouver son humanité, à ne pas la laisser devenir lettre morte. A lui donner une chance au fond. Dans le film toujours, il pénètre dans le Konzenstrationslager Natzweiler, à Struthhof, dans les Vosges. Il avance dans le vent, avec la pudeur du devin Tirésias quand il s’en va interroger les ombres. Ce pèlerin-là ne vous accable jamais, il console sans faiblir, accompagné d’une musique qui est un baume.
«Boudoir» est le creuset d’un cauchemar qui est notre héritage.
Steven Cohen dessine pourtant une voie qui est un salut possible.
Steven Cohen, 60 ans, ne capitule pas.
Quand le film se termine, vous êtes appelé à passer de l’autre côté de l’écran. Vous découvrez alors le fameux boudoir qui donne son nom à la pièce. Mais pas l’artiste. Ce sont ses trésors qui parlent pour lui. Des meubles Art nouveau qui s’inspirent des frondaisons des jardiniers d’antan. Un décor qui est un trompe-l’œil aussi: à la même époque, les Occidentaux spolient une partie de la planète, explique le performeur dans un entretien accordé à Eric Vautrin, le dramaturge de Vidy.
La créature d’un rêve
Le plus beau se produit maintenant. Une niche d’église pivote et l’acteur apparaît, juché sur des cothurnes de son invention.
Il vous frôle, butine d’un vestige à l’autre, merveilleusement hybride dans une jupe qu’on dirait faite d’œillets jaune pâle et qui s’ouvre comme la corolle d’une fleur sacrée.
Il va vers son destin, tandis que crépite la bande-son de la Seconde Guerre mondiale, les harangues des va-t-en-guerre, les fanfares mensongères, la grandiloquence des speakers dans les postes radio. Dans ce déluge, il ouvre un livre, comme pour endiguer le désastre, mais ses pages brûlent. La folie des autodafes.
Boudoir est le creuset d’un cauchemar qui est notre héritage. Steven Cohen dessine pourtant une voie qui est un salut possible.
Il coud sa tunique, mille vies fragiles qui forment une humanité labile. Il lui donne corps, c’est son luxe. Quand il s’éclipse, vous avez le sentiment d’avoir rêvé. En vérité, vous faisiez partie de son songe. .
Conception et performance : Steven Cohen
Production : Cie Steven Cohen, Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Rennes – Les Spectacles vivants, Centre Pompidou – Festival d’Automne à Paris – TAP Théâtre et Auditorium de Poitiers – Les Halles de Schaerbeek – Mousonturm Frankfurt – BIT Teatergarasjen
Avec le soutien de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, de la Fondation d’entreprise Hermès et du Collectif FAIR-E/CCN de Rennes et de Bretagne
COMPAGNIE STEVEN COHEN
24 rue Succursale | 33000 Bordeaux | France
Samuel Mateu
Administrateur de production | +33(0)6.27.72.32.88
production[@]steven-cohen.com
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