Interview de Steven Cohen
Boudoir
Avec Eric Vautrin, Juin 2022
Avec Eric Vautrin, Juin 2022
Quel est le point de départ de Boudoir ?
Je vais exposer ce que j’ai collecté en libérant ce qui s’est accumulé en moi sous la forme d’une installation/performance. Boudoir est une collection, dans tous les sens du terme : un lexique, un salon, une exposition, une somme d’éléments disparates qui forment un tout autonome, une affaire privée accueillant des inconnus, une autobiographie aussi. C’est enfin une apothéose de ce que j’ai fait et créé encore, dans le sens d’une convergence des différents aspects de mon travail de performances, d’actions publiques et d’œuvres plastiques.
Un boudoir est traditionnellement le lieu où l’intimité – celle des femmes, dans la maison bourgeoise – est rejetée de l’espace social, compris comme sérieux et dominé par les hommes. Pour le Marquis de Sade, c’est donc le lieu d’une philosophie pratique, physique, et de la transgression possible.
Mon boudoir est plus qu’un espace physique, c’est une situation. C’est un lieu de préparation, de transformation, un monde dans les mondes. C’est une collection d’objets personnels répondant aux besoins de mon monde intérieur. On y trouve des objets remarquables, issus de la nature ou manufacturés, de ceux que l’on est heureux de partager avec ses invités. Ma présence physique dans cet espace est autant critique que catalytique : mon corps n’est qu’un objet de plus parmi une pléthore d’autres objets, mais doté d’une fréquence de vibration particulière. Le boudoir contient beaucoup de meubles, qui ont leur propre histoire. Certains d’entre eux m’accompagnent depuis des décennies et sont imprégnés de mon histoire. D’autres, nouvellement acquis, kidnappés avec de l’argent, me sont étrangers et gardent des secrets qui leur sont propres. Pour la plupart, les objets physiques sont fabriqués à la main et datent des siècles précédents, reflétant par exemple ma fascination particulière pour l’Art nouveau – « un goût juif » selon Karl Kraus. À travers ces objets, que l’assemblage rend hybrides, queer à leur tour, se reflètent des préoccupations éthiques liées à la vie contemporaine : l’épuisement des ressources naturelles et la fragilité des équilibres vivants, la domination des espèces, les questions de classe et l’injustice sociale, la suprématie blanche et la discrimination raciale, la persécution religieuse, la discrimination de genre, la domination cis et la masculinité toxique pleine de bravade mais qui rétrécit comme le plastique près d’une flamme. Par exemple, le raffinement extrême de l’art nouveau a été inspiré par les formes délicates de la nature, des animaux, du monde dit « sauvage ». Et cet art a été produit à une époque où la domination industrielle massive et la destruction de régions entières, d’importantes ressources naturelles, de peuples et de cultures étaient menées comme jamais auparavant au profit de ceux qui appréciaient cet art délicat. Cela signifie-t-il que l’Art nouveau est répréhensible ? Non. Mais on peut le voir pour ce qu’il est, raffiné et barbare, le summum de l’élégance nourri des pires horreurs. Disons que je cherche à reproduire les courbes de l’Art nouveau dans des actions de performance artistique.
Cet espace intérieur s’oppose à un espace extérieur, séparé par une porte.
Oui. D’autres vidéos d’actions ont été réalisées dans des lieux de mémoire à l’occasion de ce spectacle. Elles sont projetées en dehors de cet espace clos, protégé et personnel. À l’intérieur, mes objets favoris, mes archives, mes fétiches, l’incorporation, la subversion, en quelque sorte ; à l’extérieur, la mémoire collective, la confrontation, la submersion. Les actions dans l’espace public me mettent dans une situation de vulnérabilité, alors que personne ne s’y attend. L’action (et les réactions qui en résultent, surtout de la part des gardiens de l’ordre et des normes) provoque ainsi des réactions involontaires et non prévues. Je me mets dans un état de fragilité et cela plonge ceux qui m’entourent dans un état proche, les amenant à rejeter ou à prendre soin. Personne ne peut prévoir comment cela va se passer avant que l’action arrive à son terme. C’est toujours, et dans ce travail peut-être plus que jamais, un équilibre délicat entre la vigueur et l’abandon, une hypothèse solide qui se dissout dans une expérimentation. Ainsi l’univers artificiel et parfaitement utopique à l’intérieur du boudoir contraste avec la réalité dystopique à l’extérieur. C’est la question: pourquoi construisons-nous des murs à un moment où les ponts sont les plus nécessaires ? La seule partie d’un mur qui m’intéresse est celle où se trouve la porte, et c’est ce que je crois que l’art peut être.
À vous entendre, votre boudoir semble vous transporter dans un espace intermédiaire, un entre-deux, une porte ou un seuil.
Je m’appuie sur 5 782 ans de mémoire cellulaire juive pour le concevoir et, tout aussi important, Boudoir est fortement influencé par mon enfance dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid. Je n’ai jamais pu concilier ce que je considérais comme une dichotomie morale chez mes grands-parents maternels : ils ont fui les persécutions en Europe pour s’intégrer volontairement à la classe dirigeante suprémaciste blanche en Afrique du Sud et se comporter en conséquence, mais sans éthique. Ils sont devenus ce qu’ils méprisaient et je n’ai pas encore trouvé le moyen de réconcilier le résidu de cela en moi. J’aimais mes grands-parents, je sais aussi qu’ils étaient de « bons » Juifs qui ne se seraient jamais exprimés contre Israël, mais ils se sentaient libres de lancer des insultes racistes devant les bougies de Chabbat et dans l’oreille d’Hashem. Je remets en cause la notion d’avant-dieu sioniste (zionist avant-god, ndt) car la pratique suprématiste coloniale est illégitimement justifiée par la doctrine religieuse. L’état des choses au Moyen-Orient est, en grande partie, dû aux affaires de l’État d’Israël. Mais la seule souveraineté que je puisse revendiquer est mon propre corps et mes propres pensées. Au risque de passer pour une féministe démodée, je crois que le privé rendu public est politique.
Ex-poser vs im-poser, en quelque sorte ?
Je ne m’approprie pas la voix des autres. Je ne me joins pas au chœur d’une chorale communautaire dont je ne fais pas partie. J’essaie de ne pas tromper, de ne pas proposer de s’évader par l’art. Et je ne me laisserai pas museler par la politique de la peur de « l’autre », pas même de l’autre en moi. Boudoir mobilise mon art pour devenir mon propre bouclier humain et être farouchement sans défense. Je suis prêt à payer le prix, plus les taxes, aussi terribles soient-elles, pour dire la vérité au pouvoir. Une longue carrière dans l’art de la performance implique une solide autodiscipline, des sacrifices financiers, une flexibilité émotionnelle, la capacité d’endurer la dérision sociale et l’acceptation des conséquences juridiques. J’ai choisi la solitude il y a longtemps et l’art m’a choisi. Pour autant, dé-idéaliser les politiques nationales ou disséquer ce qui survit du passé ne me donnent pas l’illusion d’être irréprochable.
Est-ce aussi une façon de revenir sur ce que vous avez vécu ou créé?
Avoir 60 ans cette année est un tournant pour moi. J’accepte que ce ne sont pas les meilleurs jours de ma vie, mais ce sont mes seuls jours et j’en suis reconnaissant. Mais à vrai dire, chacune de mes œuvres est le produit de l’accumulation, de la sédimentation d’expériences vécues ou héritées – en particulier le fait d’être à la fois discriminé et discriminateur. Je suis juif, mais pas sioniste. Je ne peux pas m’empêcher d’être blanc, mais je peux essayer de ne pas agir en tant que blanc – ce qui en Afrique du Sud, d’où je viens, a un certain sens, mais aussi en France, où je vis. Je suis queer, car je refuse une identité gay assimilationniste. Pour ce que je suis, j’ai été battu quelques fois, mais je ne me laisse pas abattre. Le travail porte sur ces oppositions qui ne sont pas des oppositions, qui sont des expériences et probablement aussi d’autres choses… Mon boudoir est rempli de ma biographie et de mon travail passé, mais ce n’est pas ma vie. Il est étrange, queer, c’est-à-dire ce qui existe mais ne se laisse pas identifier, assigner, classer, contenir dans l’ordre des discours, de l’histoire, des oppressions. Je ne sais même pas si Boudoir est un spectacle, une installation ou autre chose.
Croyez-vous en un art dissident ?
Je pense que la dissidence est légitime et justifiée, qu’elle témoigne d’un intérêt et d’un engagement. La dissidence est compatible avec la loyauté. L’opposition m’intéresse lorsqu’elle mène à un dialogue significatif qui peut être un germe de développement social. Je crois que la critique peut être un engagement pour un changement positif et, pour moi, Boudoir est une tentative d’améliorer les conditions du monde dans lequel nous vivons. « Les artistes atteignent des domaines bien audelà de la portée des politiciens » a écrit Nelson Mandela. Je veux aussi que l’œuvre soit vraiment queer et fabuleuse, avec un quotient de beauté indécent. Avoir foi en ce que je fais est ma clé pour accéder à la grande porte du moi, ainsi que mon tunnel d’évasion hors de la prison de la comparaison et de la compétition. Mais il y a aussi toujours la possibilité d’un échec exquis. Je ne serais pas surpris si Boudoir prenait la forme d’un conte de fées où la sorcière finit dans le four. Nous ne pouvons pas comprendre la violence si elle n’est pas basée sur une compréhension des classes et du racisme. Il ne peut y avoir de paix sans justice. Lorsque l’inégalité civile s’installe, la violence apparaît. Nous devons comprendre le racisme, l’intolérance religieuse et le sexisme comme des systèmes, et non comme des préjugés. Ils peuvent être éliminés par l’éducation. Je crois que l’art peut être un outil pour cela, un outil mineur pour un problème majeur.
Conception et performance : Steven Cohen
Production : Cie Steven Cohen, Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Rennes – Les Spectacles vivants, Centre Pompidou – Festival d’Automne à Paris – TAP Théâtre et Auditorium de Poitiers – Les Halles de Schaerbeek – Mousonturm Frankfurt – BIT Teatergarasjen
Avec le soutien de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, de la Fondation d’entreprise Hermès et du Collectif FAIR-E/CCN de Rennes et de Bretagne
STEVEN COHEN COMPANY
24 rue Succursale | 33000 Bordeaux | France
Samuel Mateu
Administrateur de production | +33(0)6.27.72.32.88
production[@]steven-cohen.com
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