Steven Cohen, performeur hors normes :
“L’extrême est mon seul vocabulaire”
La Libre, 18 janvier 2023, par Marie Baudet
La Libre, 18 janvier 2023, par Marie Baudet
L’artiste sud-africain arrive à Bruxelles avec deux pièces et une pratique dont il esquisse pour nous grandes lignes et liens infimes. Entretien épistolaire, avec Marie Baudet.
Né en 1962 dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, Steven Cohen a été bercé, dit-il, par le grotesque. Chorégraphe, plasticien, performeur paraissant toujours sous des atours quasiment chimériques, l’artiste établi en France a présenté ses créations : dans l’espace public ou dans des galeries, musées, institutions théâtrales, festivals, à travers le monde, de Vienne à Munich, de Paris à Madrid, de Bergen à Toronto, en passant par Bruxelles.
Les Halles et le National ont allié leurs forces pour l’inviter ici à nouveau, avec Boudoir d’abord, reconstitution de sa maison aux allures de cabinet de curiosités qu’il fait visiter au public. Put your heart under your feet… and walk!, performance en forme de rituel de deuil, de mantra – le conseil de sa vieille nounou noire après que l’artiste eut perdu l’amour de sa vie, le danseur Elu Kieser, à qui est dédié ce requiem.
En prélude à ce doublé bruxellois, à un entretien à distance – rendu aléatoire par les fréquents délestages subis par Johannesburg, ou séjournait Steven Cohen-, nous avons préféré, exceptionnellement, une interview épistolaire, exercice auquel notre correspondant s’est prêté avec éloquence et élégance.
Costume, maquillage, artifices vous accompagnent sur scène. Armure ou parure ?
Dans mon travail, le costume est une armure, le maquillage une peinture de guerre, et la performance elle-même revient à la fois à combattre et étreindre l’épreuve. Je m’arme de beauté et de laideur, de succès et d’échec, d’originalité de de cliché – de toutes les contradictions – dans une quête d’équilibre entre assertion et interrogation. Je suis mon propre ennemi !
Chaque œuvre d’art est-elle une célébration, un rituel? L’art relève-t-il, pour vous, de la spiritualité ?
Le covid a été une sorte de cours intensif de connexion/ déconnexion avec les autres, et avec les forces qui nous dépassent. Comment ne pas devenir mystique face à tout cela ? Mais je n’oserais pas prétendre connaître quoi que ce soit de l’âme. Je suis un chaman charlatan et mon travail consiste simplement à essayer de communiquer ce que signifie être humain et en vie. Je ne tiens pas ces choses pour acquises, comme la gravité. Mon but est d’improviser ma vie et de mourir sans répétition.
Où vous situez-vous sur l’axe qui va de la puissance à la vulnérabilité ?
Je tâche de positionner mon œuvre à l’exact pivot entre ces deux états.
On dit que vous vous présentez en tant qu’homosexuel blanc, juif sud-africain. Dans quel but vous situez-vous ainsi ?
Cette formule, que j’ai proférée allègrement il y a un quart de siècle, me suit comme une ombre. Je la vois maintenant comme un trépied imprécis et instable d’identité figée avec lequel je ne suis plus à l’aise. Oui, je suis tout cela… mais dans la fluidité de l’âge et du XXI siècle, je suis aussi beaucoup plus que cela, et je me sens enfermé sous une étiquette élimée.
Comment parvenez-vous à livrer des performances si intenses et différentes dans un court laps de temps, comme ce sera le cas à Bruxelles ?
De toute ma carrière, je n’ai jamais joué de pièces l’une après l’autre comme je vais le faire maintenant; je suis vierge de cette situation. Mais je me sens prêt à relever ce défi, avec la conscience que tout pourrait échouer. Je me suis spécialisé dans l’impossible, mais à 60 ans, tout ce que je peux gérer désormais est l’improbable. J’ai peur… et j’aime ça !
Les objets sont omniprésents dans vos pièces – votre propre corps étant l’un d’eux. Quel rôle tiennent-ils dans votre vie ? Quel rôle leur donnez-vous dans l’art ?
Je suis fondamentalement un artiste visuel, donc oui, la matière a été essentielle pour donner corps aux impulsions créatives. Mais je ne suis pas matérialiste. Entre l’énergie de l’objet et l’énergie d’une personne qui entre en contact avec l’œuvre, il y a l’énergie de cette perception. L’énergie entre les énergies, c’est l’art. Pour moi, les objets sont des catalyseurs de catharsis ou de pathologie.
Qu’est-ce que l’extrême, pour vous: une nature ? un but ? un moyen ?
Pour moi, l’extrême est une condition, pas une position. Ayant grandi dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid, j’ai été sevré de grotesque ; en conséquence l’extrême est mon seul vocabulaire. C’est ma manière d’expérimenter et d’exprimer ma réalité. Je sais que la différence entre médicinal et toxique réside non seulement dans la substance mais dans le dosage. J’aimerais être modéré mais la modération m’échappe. Comment je vois est ce que je vois.
Pourriez-vous, en quelques mots, esquisser le point de départ de “Boudoir” et de “Put your heart under your feet… and walk” ?
En quelques images oui, en quelques mots, non.
Les personnes queer en Afrique (et ailleurs dans le monde) continuent d’être niées, voire menacées, pourchassées. Vos créations ont-elles vertu à témoigner, à militer ?
J’essaie de ne pas fétichiser la race ou l’homophobie. Être un juif queer partiellement caucasien fait de moi à la fois une cible de discrimination et un auteur d’oppression. En matière de genre, je suis visible, et ma présence est synonyme de protestation. Je ne perds pas de vue le fait que ma position privilégiée, visible, l’est devenue grâce à un accès à l’éducation refusé à beaucoup. Le fait d’être blanc exige une introspection, une autoanalyse continuelle. C’est essentiel.
Jamais je ne voudrais revendiquer mon travail comme révélateur d’autre chose qu’une obsession créative, une tentative de repeindre les horreurs de l’injustice sous une forme moins familière. Pour moi, créer c’est militer.
Mais ne vous leurrez pas, je suis là pour bousiller le patriarcat hétéronormatif depuis l’intérieur du système.
Vous considérez-vous comme un activiste ? quelle est votre définition de l’activisme ?
Je me considère comme un artiste, c’est déjà beaucoup.
L’activisme, pour moi, parle de ne pas renoncer au monde, mais d’y apporter une contribution perturbatrice dans la réalité, pas sur Instagram. Je ne suis pas un hacktiviste. L’activisme est un antidote à l’affectation et au consumérisme passif. Peut-être que je suis un artiviste.
La beauté est un pouvoir et, comme pour toutes les grandes puissances, le pouvoir est dangereux. La beauté est le passeport de l’art, et chaque voyage (qui est ma manière de voir l’art) contient une part de danger. La beauté est à la fois apaisement et provocation, et les deux sont risqués.
Propos recueillis par Marie Baudet
“Je me suis spécialisé dans l’impossible, mais à 60 ans, tout ce que je peux gérer désormais est l’improbable. J’ai peur… et j’aime ça!”
Steven Cohen
Conception et performance : Steven Cohen
Production : Cie Steven Cohen, Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Rennes – Les Spectacles vivants, Centre Pompidou – Festival d’Automne à Paris – TAP Théâtre et Auditorium de Poitiers – Les Halles de Schaerbeek – Mousonturm Frankfurt – BIT Teatergarasjen
Avec le soutien de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, de la Fondation d’entreprise Hermès et du Collectif FAIR-E/CCN de Rennes et de Bretagne
COMPAGNIE STEVEN COHEN
24 rue Succursale | 33000 Bordeaux | France
Samuel Mateu
Administrateur de production | +33(0)6.27.72.32.88
production[@]steven-cohen.com
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